Les techniques de créativité au service des managers (2)
1. Introduction
Emmanuel Carré, aujourd'hui, directeur pédagogique du Groupe IGS et Thierry Roques (DEA Sc Gestion, IEP Bordeaux) professeur au Département Affaires et Développement International de Ecole de Management de Bordeaux ont depuis longtemps exploré de nombreuses méthodes de créativité. Ils ont, notamment fondé en 1998, le Laboratoire CREA au sein du Groupe ESC Bordeaux où ils ont pu les mettre en pratique auprès de nombreuses entreprises partenaires. C'est le résultat de leur recherche
Une nouvelle rubrique a été ouverte dans le numéro 6 de Connaissance & Action sous la forme d’un feuilleton consacré à la créativité. Après avoir suggéré aux lecteurs d’aiguiser leur perception pour développer leur créativité, Emmanuel Carré et Thierry Roques, proposent dans ce numéro de réfléchir à la dynamique du tandem perception - investigation (ou l’art de bien formuler une question de recherche en créativité) pour initier les travaux individuels et de groupe. Ces remarques complètent d’un point de vue méthodologique le chapitre précédent et ouvrent, pour un prochain épisode, une réflexion sur les aptitudes à la créativité.
2. Le tandem perception - investigation
➢ Comment obtenir quatre pièces sur chaque axe ? A première vue, la question paraît insoluble, et nous avons un argument pour le prouver : si nous enlevons une pièce dans la colonne, il reste 2 séries de 3 pièces, en conséquence, nous ne pouvons pas placer la pièce, à moins de l'enlever deux fois... Or, si l'on admet que les axes peuvent se situer dans l'espace (et non seulement dans un plan), on obtient facilement une solution (Il suffit en effet de placer n'importe quelle pièce de la colonne sur la pièce qui est à l'intersection de la ligne et de la colonne). Dans cet exemple, la difficulté tient à la formulation de la question, qui - par omission - semble réduire l'analyse au seul plan.
➢ Dans la série représentée ci-contre, quelle figure est différente des autres ?
La question appelle ici une réponse convergente : c’est sans conteste la figure b qui est différente,
puisque c’est un cercle. En observant les 4 figures sans consigne, onarrive pourtant à la conclusion que toutes les figures sont différentes les unes des autres. La question nous induit manifestement en erreur.
Pour un problème soulevé, l'hétérogénéité des perceptions par les membres d'un même groupe de travail définit un large spectre de perceptions (Voir le chapitre précédent). Or, il importe que le groupe s'entende sur la formulation d'une question centrale, dont la résolution réponde aux principaux enjeux en commun. A l'inverse, il se peut qu'une question centrale, qui coïncide de manière unanime avec les préoccupations de tous les membres du groupe, ne soit pas posée dans des termes pertinents pour amorcer les pistes de recherche. Un travail d'investigation préalable est ainsi souvent utile pour replacer le problème dans la variété des schémas perceptifs à notre disposition. Il permet notamment de mieux cerner le terrain à explorer.
La capacité d’une personne ou d’un groupe à résoudre un problème est en effet conditionnée par le premier regard qui est porté sur le sujet et par la manière dont il est formulé. La perception des enjeux est décisive pour cibler les pistes à explorer.
➢ Combien aménager la navigation fluviale autour de l’arche vénitienne figurée ci-contre ?
On peut se lancer dans la recherche de réponses à cette question sans autre précaution. La perspective (et ici l’illusion d’optique) perçue par les participants d’un groupe de travail constitue un biais, selon que l’on perçoit deux ou trois piliers…
En la circonstance, le problème mérite d’être précisé par rapport à ses éléments fondateurs. Cela suppose en particulier d’en cerner les phénomènes constitutifs, d’écarter provisoirement les ingrédients du décor, et d’adopter successivement plusieurs points de vue.
La métaphore, construite à partir d’une illusion d’optique, mérite d’être prolongée : quand peut-on dire qu’un problème est correctement posé ? Au regard de quel système perceptif ?
Dans un groupe, la somme des perceptions individuelles doit être hiérarchisée par une méthode d'investigation qui permette de s'entendre sur l'objet du travail. L'investigation peut ainsi être comprise comme l'ensemble des ressources que l'on va consacrer à l'exploration des enjeux d'un problème donné. Elle doit permettre d'aboutir à la formulation d'une question de recherche centrale, sur laquelle porteront les efforts du groupe de travail. Elle est indissociable des phénomènes évoqués dans le précédent chapitre : c’est pourquoi nous parlerons d’un tandem Perception / Investigation.
Le processus de formalisation consiste essentiellement à faire converger les diagnostics portés sur un sujet vers une question de recherche dont le traitement, par des outils d'animation adaptés, débouchera sur des solutions opérationnelles. Il importe donc autant de maîtriser la forme de la question de recherche que de s'attacher aux voies qui ont permis de résumer l'ensemble des préoccupations du groupe de travail.
3. La forme de la question
Les bons manuels consacrés à la méthodologie de la recherche (- dans le domaine scientifique
notamment. On citera pour mémoire le Manuel de Recherche en Sciences Sociales de R. Quivy et L. Van Campenhoudt aux éditions Dunod -) partent souvent d'un vieil adage : un problème bien posé est déjà à moitié résolu. On retiendra ainsi volontiers qu'il est préférable de travailler à partir d'une question claire, précise, pertinente,..., plutôt que sur la base d'une question longue, embrouillée et truffée de jugements de valeur ! Au-delà donc de ces critères de bon sens, il convient de souligner quelques nécessités formelles.
3.1 Comment poser le sujet en termes d'action ?
Toute question soumise à un groupe de travail en créativité doit pouvoir accueillir des réponses opérationnelles, dont on appréciera dans un deuxième temps, la faisabilité. Puisqu'il s'agit d'amener des solutions qui pourront être mises en oeuvre, le groupe doit être amené à se poser la question en termes concrets à partir du mot " comment ". Cette contrainte formelle permet de garder à l'esprit que le travail est tendu vers la réalisation de projets concrets. Comment améliorer le service...., comment développer l'activité..., comment commercialiser..., comment transporter tel produit,... Cette formulation est préférable à des sujets libellés à partir d'un constat ou d'un problème (notre chiffre d'affaires se dégrade, on ne peut plus entreposer...). Pour chacun des cas, il est donc souhaitable de " convertir " les termes statiques de la question en proposant une expression dynamique, réactive (chacun notera d'ailleurs que réactivité est un anagramme de créativité !).
3.2 Trouver une formulation positive
Cette préconisation est essentielle pour que le groupe soit en permanence mobilisé vers une résolution active. Dans le choix de la construction de la phrase comme dans celui des mots, on retiendra des expressions positives (autrement dit, " il ne sera pas interdit d'éviter de chercher des phrases qui ne seraient pas très négatives " : on trouvera des termes positifs). En particulier la formulation interro-négative est déconseillée, car elle souligne a priori l'impossibilité de résoudre. Pourquoi ne pas essayer de..., Comment éviter que,... comment ne pas se laisser entraîner vers,... Là encore, il sera parfois nécessaire de " convertir " les termes d'une question directement ou indirectement " négative " en proposant un pendant tourné vers l'action.
2.26 B Les techniques de créativité au service des managers (2) par Emmanuel Carré et Thierry Roques (2)
3.3 Proposer des pistes au pluriel
Il s'agit de travailler à partir d'une question ouverte, qui puisse dès son énoncé amener quelques idées de résolution. Autant que possible, la question devra recourir à la forme plurielle pour ouvrir le champ des réactions du groupe. Comment développer les ventes, comment fidéliser les clients,... plutôt que " la vente " ou " la clientèle ". La perception des solutions à un problème posé au pluriel s'en trouve élargie.
3.4 Aider à notre appropriation de la question
La question de recherche doit mobiliser le groupe pendant tout le temps du travail. La formulation doit donc valoriser la participation des acteurs, et mobiliser l'énergie du groupe au service de la production d'idées collectives. La question doit faire explicitement référence à l'intérêt du groupe par l'utilisation de pronoms ou de possessifs qui soulignent la nécessité de résoudre le problème posé. Comment communiquer auprès de nos clients, comment faire connaître nos services, comment développer nos activités, ... Cette précaution permet de rappeler au groupe constitué, si besoin est, qu'il est habilité à trouver des solutions, et que c'est de son ressort ou de sa responsabilité.
➢ Le directeur de la communication d'une entreprise constate que les informations diffusées en interne par les notes de service parviennent dans de mauvaises conditions à leurs destinataires, qui se plaignent de ne pas être correctement informés. Au cours d'une réunion, il relève que les documents ne sont pas lus, ou qu'ils sont adressés à des publics mal ciblés. A partir de quelle question de recherche peut-on animer un groupe de créativité ?
Si l'on reprend nos critères précédents, la question de départ au sens large peut s'écrire : les notes de service. En termes d'action : comment éviter qu'elles ne soient jetées sans être lues. Positivement, comment améliorer la diffusion des notes de service. Au pluriel, comment améliorer les circuits de diffusion des notes de service. Appropriation : comment améliorer les circuits de diffusion de nos notes de service ? Cette dernière formulation répond à tous les critères évoqués. En écoutant la question, chacun peut émettre assez facilement un avis ou quelques idées.
Dans notre exemple, le directeur de la communication peut choisir de formuler seul la question de recherche. Naturellement, la plupart des questions de recherche s'inscrivent dans des problématiques beaucoup plus larges, et l'identification du problème nécessite une méthode d'investigation à part entière, en amont de la formulation. Nous nous arrêterons ici sur les fondements de cette méthodologie, pour en présenter les grands principes (Nous proposerons dans le dernier chapitre des techniques concrètes d’animation).
4. Les fondements de l’investigation
L'aboutissement du travail d'investigation est - nous l'avons dit - une question bien formulée. En amont, l'identification de la question de recherche doit reposer sur une séquence d'animation formelle qui permette de recueillir l'hétérogénéité des perceptions, ouvrir le champ des préoccupations des acteurs, proposer des hypothèses de travail, faire l'inventaire des facteurs de réussite ou de dysfonctionnement pour un sujet donné.
Deux logiques de recueil et de traitement des informations permettent de synthétiser les enjeux
du sujet : la séquence déductive ou arborescente (voir le schéma ci-contre) et la séquence créative ou heuristique, en faisceaux.
C'est certainement dans ce premier type de traitement que notre mode de pensée est le plus rodé. Il s'agit en effet, à l'image des langages de programmation informatique, de trouver un chemin critique dans un réseau construit d'hypothèses. La rationalité de la démarche est profondément ancrée dans notre culture et amplifiée par l'apprentissage à l'école depuis notre plus jeune âge. Le " programme " correspond à un inventaire hiérarchisé d'hypothèses qui fonctionnent comme des panneaux indicateurs au bord de la route.
L'itinéraire est ainsi balisé au regard de critères de nature " économique " que l'on souhaite optimiser. Ainsi, la démarche arborescente repose sur l'idée que la complexité d'un problème peut et doit être décomposée en sous ensembles homogènes, traités " par lots ", et dont la résolution partielle contribue à résoudre l'ensemble.
➢ C'est le fondement de la plupart des problèmes d'arithmétique qui sont livrés à notre sagacité depuis les classes d'enseignement primaire. Il s'agit de reproduire une méthode de résolution qui s'appliquent à des bonbons, des surfaces, des parts de gâteau ou tout autre objet d'analyse. La résolution de l'exercice suppose que l'on ait pu identifier et quantifier les variables clé (le nombre de personnes, la quantité de farine, ...) et l'opération associée (addition, soustraction,...). Dès lors, il existe une solution qui répond parfaitement à la question posée et que l'on peut encadrer en bas de la copie : 12,6 kg, 45 personnes, 19%...
➢ Sur ce principe, l'ordinateur Deep Blue d'I.B.M a affronté Garry Kasparov au cours d'une série de parties d'échec très médiatiques en 1996. Armé de 256 processeurs travaillant en tandem, l'ordinateur pouvait calculer entre 50 et 100 millions de positions par tranche de 3 minutes. Par comparaison, la capacité d'analyse d'un esprit humain est 1 million de fois plus faible (une à deux positions par seconde). L'ordinateur pouvait confronter ses analyses avec une base de données contenant les parties des grands maîtres d'échec depuis un siècle... Il se trouve que Deep Blue a perdu 2 points à 4. Il a pris une revanche en 1997, et on attend avec impatience la prochaine rencontre entre ces deux “ cerveaux ”.
Cet exemple tend à prouver que la connaissance exhaustive de toutes les configurations possibles n'est pas suffisante pour la résolution de phénomènes complexes (Sur ce sujet, on relira La Leçon de E. Ionesco qui met en scène une élève qui a appris par coeur toutes les multiplications possibles....). Le plus difficile reste bien de trouver une voie pertinente dans l'arborescence des alternatives.
➢ On citera, pour le plaisir, la formulation du même problème de mathématiques au fil de 30 ans de réformes successives des programmes de l'Education Nationale (On doit cet exercice de style à des enseignants qui ont adressé leur prose au journal Le Monde en 1986) :
“ - Enseignement 1960 : Un paysan vend un sac de pommes de terre pour 100 F. Ses frais de production s'élèvent aux 4/5 du prix de vente. Quel est son bénéfice ?
- Enseignement traditionnel 1970. Un paysan vend un sac de pommes de terres pour 100 F. Ses frais de production s'élèvent aux 4/5 du prix de vente, c'est-à-dire 80 F. Quel est son bénéfice ?
- Enseignement moderne 1970. Un paysan échange un ensemble P de pommes de terre contre un ensemble M de pièces de monnaie. Le cardinal de l'ensemble M est égal à 100 F, et chaque élément de M vaut 1 F. Dessine 100 gros points représentant les éléments de l'ensemble M. L'ensemble F des frais de production comprend 20 gros points de moins que l'ensemble M. Représente l'ensemble F comme un sous-ensemble de M et donne la réponse à la question suivante : quel est le cardinal de l'ensemble B des bénéfices (à dessiner en rouge).
- Enseignement rénové 1980. Un agriculteur vend un sac de pommes de terre pour 100 F. Les frais de production s'élèvent à 80 F et le bénéfice est de 20 F. Devoir : souligne les mots " pommes de terre " et discutes-en avec ton voisin.
- Enseignement rénové 1990. Un péizan kapitalist privilégié sanrichi injustement de 20 F sur un sac de patat. Analyz le tekst et recherch les fôte de contenu de gramère d'ortograf, et ; de ponctuassion et ensuite di se que tu panse de sète maniaire de sanrichir. ”
Les techniques de créativité au service des managers (2) par Emmanuel Carré et Thierry Roques (3)
Dans le domaine de la gestion, la plupart des modèles s'inspire de formulations de type logique. La comptabilité à partie double (et non pas à " partie trouble " comme nous le rappelait récemment un conseiller fiscal !), l'analyse de la valeur, les ratios de l'analyse financière, les méthodes de segmentation, etc, reposent sur une démarche arborescente articulée autour d'alternatives successives.
La méthodologie a été éprouvée au plan scientifique car le mode hypothético-déductif (- On doit à Claude Bernard le développement de ce courant scientifique, qui s'inscrit dans une large mesure dans le champ des sciences positivistes d'Auguste Comte -) permet à chacun de reproduire une expérience en suivant simplement un chemin déjà parcouru par le chercheur. Elle est également à l'origine de la plupart des outils développés pour la gestion des entreprises, notamment pour valider une démarche commerciale. Qui compose le marché ?
Quels en sont les segments ? Lequel d'entre eux souhaite-t-on durablement conquérir ? Quel est le potentiel de C.A sur ce segment ? Est-ce satisfaisant ? Si oui, quels sont les facteurs clé de succès ? D'où, ...comment adapter notre produit aux attentes ? ...
Il s'agit donc de rationaliser le problème en réduisant son champ à l'énoncé de quelques variables clé sur lesquelles on pense pouvoir agir. Chaque élément résolu peut ensuite être " réinjecté " dans le système initial pour vérifier que la solution est cohérente et répond aux objectifs posés.
➢ La résolution numérique de l'addition ci-contre où chaque lettre représente un chiffre correspond à un système d'équations. En remarquant que G+A=G , on en déduit que A=0 (puisque chaque lettre correspond à une unité) En réinjectant cette valeur dans l'addition, on trouve G=1 (puisque G+R = G0 donc une dizaine dont le premier chiffre est nécessairement 1), et par suite R=9.
➢ On nous donne 6 sacs de dix pièces d'or. On sait qu'un des sacs est composée de dix fausses pièces, indétectables à l'oeil nu. Le sac de fausses pièces pèse 20 g de moins que les autres, soit 380 g. On peut heureusement - à partir d'une seule pesée - détecter quelle pile de pièces est fausse. Comment ? (En prenant une pièce dans le premier sac, puis 2 pièces dans le deuxième et ainsi de suite. En une pesée, on trouve donc l'écart entre le poids attendu (1x40 + 2x40 + ... + 6x40 = 840 g) et le poids constaté (inférieur d'un multiple de 2g). D'où le numéro du sac.
Ici encore, le problème peut être réduit à l'expression de quantités relatives, et sa formulation suggère qu'il existe une méthode imparable de résolution.
La logique déductive repose ainsi schématiquement sur une série d'alternatives successives et définit une combinaison de " chemins " possibles. On aura bien sûr tendance à choisir un chemin déjà balisé ou dont l'accès paraît important sinon facile. A partir de cette démarche la formulation d'une question de recherche sera facilitée par les jalons " rationnels " qui sont posés par notre perception commune des phénomènes. La démarche arborescente permet donc d'identifier une chaîne d'implications qui peut guider le groupe à partir de l'articulation des maillons.
Cette approche séquentielle est donc particulièrement efficace dans des situations où la problématique initiale paraît simple et où le groupe est attaché à des systèmes de représentation formels. Dès que la chaîne est " emmêlée " (implications réciproques, enjeux conflictuels au plan économique ou humain), on peut supposer que la vertu de convergence de la démarche soit altérée.
➢ Complétons la série ci-contre.
En utilisant une démarche de type hypothéticodéductif, notre pensée bute rapidement sur une impasse après l'examen des premières valeurs. On peut ainsi arriver à trouver un lien logique (même s'il paraît quelque peu alambiqué) entre les deux ou trois premières valeurs, mais notre système d'explications devient franchement illisible ou complexe dès la quatrième. En d'autres termes, la fonction ne... fonctionne pas !
Il s'avère donc utile de chercher une autre grille de lecture, ici au sens propre comme au sens
figuré. Si l'on oublie que l'on a affaire à des chiffres, qui nous poussent vers une piste de type mathématique, et que l'on procède à une lecture à haute voix de la série proposée, on constate un lien entre les lignes indépendant des valeurs numériques. Ainsi, chaque ligne n'est que la transcription chiffrée de ce que la précédente indique : 9 donne un neuf (1-9), soit pour la ligne suivante un 1 et un 9 (1-1-1-9) et ainsi de suite (La ligne a compléter est donc un 3, deux 1, un 9 soit 1-3-2-1-1-9).
Pour formuler une question de recherche, il est donc souvent indispensable de porter un regard " oblique " sur le terrain des investigations de manière à mettre en relief des éléments que notre pensée convergente à tendance à aplanir. L'investigation se trouve enrichie par des éclairages divergents, qui vont mettre en évidence des fils d'Ariane qu'il sera, par la suite, plus facile à démêler. Cela suppose que l'on renonce provisoirement à l'énoncé le plus simple (" compléter la série ") pour cerner le problème de manière - en apparence - détournée (et si la logique n'était pas dans les chiffres, mais dans les mots ?)..
Chacun a déjà fait l'expérience d'une recherche minutieuse, qui demande des efforts répétitifs pour débrouiller une situation enchevêtrée alors que l'obstacle peut être contourné au prix d'un simple détour.
➢ Sur les bancs de l'Université, on raconte aux thésards, pressés d'avancer leurs travaux de recherche, l'histoire de cet homme qui cherche son trousseau de clés sur le trottoir, à la lueur d'un réverbère. Un passant attentionné lui propose son aide, mais leur investigation reste vaine. Après un long moment de recherche, il lui demande “ Etes-vous sûr d'avoir perdu vos clés ici ? ” Et l'homme de lui répondre : “ Non, elles doivent être un peu plus loin, vers là-bas, mais ici, au moins, c'est éclairé ! ”.
L'éclairage porté sur un problème donné dépend donc autant de l'intensité de la lumière que de l'orientation donnée au projecteur. Cette métaphore permet d'illustrer la nécessaire subjectivité du regard que l'on porte sur une question de recherche. L'angle du projecteur sur l'objet dépend de notre capacité à nous soustraire des " rigidités fonctionnelles " de notre perception. Le tandem perception-investigation semble donc particulièrement efficace lorsque l'on admet que les voies de toute recherche sont balisées par un regard a priori, qui doit se confronter en permanence au paysage que l'on découvre en marchant. Tout se passe comme si l'itinéraire d'une randonnée devait se décider autant au travers de la carte à notre disposition que des obstacles ou des opportunités que nous rencontrons sous nos pas. Ce dernier exemple illustre les vertus des procédés heuristiques.
Les techniques de créativité au service des managers (2) par Emmanuel Carré et Thierry Roques (4)
5. La séquence créative (ou heuristique)
L'heuristique (du grec euriskein = trouver) est un terme de méthodologie scientifique qui qualifie tous les outils intellectuels, tous les procédés, et plus généralement toutes les démarches favorisant la découverte ou l'invention dans les sciences. L'heuristique relève donc à la fois d'un " art " (celui de l'invention) et d'une logique de découverte. Elle est fondée sur la capacité de l'inventeur à trouver des pistes de solution en cherchant. Pour " trouver " des solutions, il est donc nécessaire de " chercher " selon des voies qui se dessinent progressivement grâce à la recherche elle-même. Dans certains cas, c'est l'illumination (insight) qui donnera à la recherche une nouvelle orientation, voire une solution satisfaisante. C'est aussi parfois devant la difficulté d'une tâche que nous sommes encouragés à suivre un autre chemin.
➢ Calculons la surface grisée à l'intersection des deux carrés (figure ci-contre).
La résolution numérique est accessible à tous ceux qui sont à l'aise dans les calculs de surface ou de trigonométrie. Devant l'ampleur de la tâche, d'autres préfèrent remarquer qu'en faisant pivoter le carré, il va exactement recouvrir un quart de l'autre. La surface grisée vaut donc 4 m2. C'est donc pour " économiser " une série de calculs que nous pouvons être amenés à visualiser le problème différemment, et par suite à le simplifier.
La démarche créative de formulation de problème consiste à " balayer " le domaine d'investigation en intégrant, dans un premier temps, toutes les pistes possibles de la recherche. Il s'agit bien d'ouvrir le champ de l'analyse, et par conséquent d'accepter une formulation et son contraire, un fait avéré et une hypothèse, une donnée chiffrée et une phrase, un avantage et un inconvénient. Dans l'intervalle ouvert par ces extrêmes, notre réflexion peut ainsi osciller entre des questions et des réponses. Il importe ici de " glaner " tous les matériaux perceptifs qui concourent à décrire le problème que l'on souhaite traiter. Les avis recueillis sur un sujet sont produits sans contrainte, à partir par exemple d'un mot ou d'une question large de recherche. La démarche créative repose donc sur une phase divergente (On doit à J.P Guilford, psychologue américain, la notion de production divergente [chercher toutes les solutions possibles à un problème et découvrir les plus originales] et de production convergente [chercher une solution, la plus adaptée]) de recueil de matériaux. C'est ici la quantité de matériau qui compte. Toutes les idées sont accueillies (et même recueillies), sans que l'on ait à se prononcer pour l'instant sur leur qualité (c'est à dire leur pertinence).
A partir de l'examen de cette production brute, qui recense l'ensemble des projections faites par chaque membre du groupe, une deuxième phase de convergence s'impose. Il s'agit ici de hiérarchiser les préoccupations évoquées par le groupe pour s'entendre sur une question de recherche qui soit suffisamment large pour résoudre la plus grande partie du problème. C'est seulement à ce moment que la sélection d'une piste de recherche dominante peut apparaître, et que l'on veillera à la formuler correctement (termes positifs, au pluriel, possessifs et introduits par " comment ").
La figure ci-contre schématise les deux temps de la démarche (phase divergente, puis phase convergente). Dans un premier temps, on recueille des idées en " ouvrant " le champ de l'analyse afin de constituer un matériau brut (dont l'hétérogénéité est marqué ici par des couleurs différentes). Dans un deuxième temps, on " rationalise " la production brute, on opère des choix, on organise le spectre des perceptions et on retient (entonnoir du bas) une orientation pertinente pour poser une question sur laquelle le groupe peut plancher.
L'analyse créative du problème doit déboucher sur une question de recherche " bien " formulée. La tentation est grande de résoudre le problème pendant cette phase, avant même qu'il soit posé ! L'animation de cette démarche impose donc un dosage subtil entre la phase divergente d'expression d'idées et la phase convergente de sélection des angles d'attaque. Soulignons ici les phénomènes " classiques " qui peuvent perturber le modèle proposé.
5.1 Divergence sans convergence
Pour visualiser ce cas de figure, on peut imaginer un groupe qui perd de vue l'objectif (formuler la question) et qui recueille des avis contradictoires sans jamais conclure. Ce scénario est celui d'une discussion au café du commerce ou d'un délire collectif, selon la cohérence des idées échangées... C'est avec cet argument que les tenants d'approches analytiques et rationnelles ont tendance à rejeter l'analyse créative : c'est touffu, inexploitable, " ça " part dans toutes les directions, que cherchons nous au juste ?... Cette objection nous amène à fixer des " règles du jeu " strictes pour que ces craintes soient apaisées et que le moment de divergence entre dans une chronologie précise.
➢ " Et Dieu dans tout ça ? " La légende veut que Jacques Chancel conclue ses interviews par cette question très large, qui, on l'avouera, sera difficilement traitée en créativité... Nous insistons sur le fait qu'une réunion uniquement fondée sur la divergence n'a aucun intérêt, et mène nécessairement à une impasse (à part le plaisir poétique de l'échange...).
5.2 Convergence sans divergence
Ce cas de figure est très fréquent. Il suffit ici de se rappeler une réunion " animée " dans un style autoritaire où les participants forment une chambre d'enregistrement de décisions déjà prises. Sur le modèle alternatif, les membres du groupe ont le " choix " d'être d'accord ou pas avec la formulation proposée. Très probablement, on assistera à un bref examen des objections, et dans le meilleur des cas, on amendera la conclusion en ouvrant un peu plus le thème ou en le réduisant légèrement. Le sujet étant rapidement posé, le groupe risque de se focaliser sur des systèmes de justification, dont la conclusion ne sera consensuelle qu'en apparence.
➢ " Comment augmenter notre chiffre d'affaires de 20% ? " est une question posée dans les règles de l'art. On peut pourtant se demander si la problématique est bien résumée dans cette question. Et s'il s'agissait d'améliorer la qualité des produits ? De travailler sur la notoriété ? Sur le climat social ? De revoir les procédures du service après vente ? De diminuer les frais généraux de 20% ? Etc... Avant d'invoquer le grand Yaka-faucon, il paraît important de hiérarchiser les niveaux de préoccupation, et donc d'en faire l'inventaire.
5.3 Beaucoup de divergence, peu de convergence
En d'autres termes, le groupe peut décrire tous les symptômes d'un problème, cerner une multitude
de chaînes de causalité, visualiser des niveaux d'implication très complexes, et conclut très vite sur une question de recherche très large ou très partielle.
➢ " Comment mettre nos villes à la campagne ? ". La boutade d'Alphonse Allais (A ne pas confondre avec Maurice Allais, prix Nobel d'économie, qui voulait ramener les campagnes... à la ville : Allais retour ?) illustre bien la question de recherche large et mal posée, faute de convergence, en imaginant, par exemple, que le groupe travaille sur les moyens de commercialiser un produit pour sa clientèle urbaine !
Les techniques de créativité au service des managers (2) par Emmanuel Carré et Thierry Roques (5)
5.4 Peu de divergence, beaucoup de convergence
Ici, l'examen du terrain d'investigation est restésuperficiel, car le groupe est pressé d'aboutir à une formulation concrète. La phase d'expression des idées est brève, soit parce que le groupe s'entend rapidement sur la perception des enjeux, soit parce que le style d'animation privilégie l'obtention d'un résultat immédiat.
➢ " Face au développement du tourisme et de la pollution, comment éduquer les jeunes pour qu'ils ne jettent plus de papiers gras ? ". Si quelques enjeux sont perçus, la question est vite réduite à une formulation très ciblée. Même en concevant la question de manière positive, il y a fort à craindre que le traitement n'aboutisse pas.
On portera le même type de diagnostic pour les questions qui contiennent déjà (directement ou non) la réponse : comment faire pour que notre produit s'appelle Toto ? Comment faire pour que les patrons exploitent moins les travailleurs ? Comment faire pour baisser notre prix de vente ?
5.5 Fausse divergence ou convergence feinte
Ce dernier cas correspond à un détournement de la méthode proposée. La phase consacrée à l'analyse du problème et à l'expression des idées est un prétexte, car l'animateur a déjà une idée de la décision à prendre ou de la formulation de la question. L'orientation dans la phase convergente est d'autant plus facile à réaliser que la divergence n'a pas été maîtrisée. Le registre argumentaire utilisé permet de souligner la complexité des problèmes soulevés ou le caractère brûlant ou polémique des idées émises pour définir un sujet " décalé " par rapport aux préoccupations du groupe.
➢ La transition entre la phase d'expression et la phase de convergence est " décalée " : c'est une bonne réponse, mais pouvez vous me rappeler la question ? Si l'animateur tend à ce résultat, il devra vraisemblablement faire face à un groupe démotivé à moyen terme, car le consensus obtenu sur la question ne sera que provisoire.
L'analyse créative d'un problème fonctionne donc comme un moteur à deux temps : à partir de l'examen des perceptions divergentes sur un sujet de préoccupation donné, le groupe doit parvenir à organiser et pondérer l'intensité des enjeux soulevés, pour aboutir à une formulation convergente du champ d'investigation.
6. La pensée latérale
Quelle que soit la séquence choisie, l’investigation menée face à un problème appelle un inventaire de ses éléments constitutifs (Dans les années 70, certains auteurs ont même pu concevoir cette démarche comme l’objet d’une science : la “ problémation "). A l’examen “ vertical ” des facteurs, le psychologue britannique Edward de Bono a proposé dans les années 80 d’ajouter un regard “ latéral ” pour mieux cerner le problème et le reformuler dans de nouveaux termes. La pensée latérale consiste essentiellement à inverser la perspective initiale pour explorer d’autres modalités de formulation (et donc de résolution). Elle est ainsi particulièrement utile en phase de divergence ou d’analyse pour enrichir la perception de la question de recherche (Il arrive même souvent que la reformulation induise de fait des solutions originales et efficaces : auquel cas, la pensée latérale constitue une séquence de créativité à part entière...).
➢ On organise un tournoi de tennis avec 128 joueurs en procédant, à chaque match, par élimination directe. On souhaite savoir combien il faut organiser de matches au total pour désigner le vainqueur.
La réponse est un nombre fini, et un dénombrement s’impose rapidement pour compter le nombre de matches nécessaires. En procédant de manière arborescente, on obtient : 1 match pour la finale, plus 2 matches pour les demi-finales, plus 4 matches pour les quarts de finale, et ainsi de suite.
Ce qui donne : 1 + 2 + 4 + 8 + 16 + 32 + 64 = ……..
L’addition posée, on peut connaître le résultat arithmétiquement ou faire appel à une modélisation du type (schéma ci-contre).
L’application de la pensée latérale peut consister à partir des perdants : il y en aura 127. Comme il faut autant de matches pour les “ désigner ”, on trouve immédiatement la réponse (schéma ci-contre).
➢ Comment faire pour obtenir un 6 en ajoutant un simple trait ?
Pensée latérale : et si le trait n’était pas droit ? (On peut simplement former la lettre S, ou écrire I X 6 (=6), …).
➢ De combien de manière peut-on découper un carré en 4 parts égales à l’aide de deux traits ? En première analyse, on obtient généralement les propositions figurées en (1) ci-contre. Le découpage est conçu à partir de traits (droits) dans un carré dont les côtés sont parallèles aux bords de la feuille. Pensée latérale : que se passe-t-il si les traits sont courbes ? si on fait pivoter le carré ? Une relecture de l’énoncé avec ces nouvelles propositions amène dès lors à une infinité de solutions (2 et 3).
➢ Un chercheur d’une Université américaine est passionné par son travail. Il s’entend bien avec ses collègues et ses étudiants. Il est par ailleurs satisfait de sa rémunération. Malheureusement, ses relations avec le directeur de son laboratoire se dégradent, et le stress devient même
insupportable. Après quelques mois, il décide de quitter son poste et rédige son CV. Comment
s’organiser pour trouver un travail qui lui procure les mêmes satisfactions ? Pensée latérale : Peutil, à l’inverse, rédiger le CV de son chef et faire la promotion de ses compétences auprès d’autres universités ou entreprises ? C’est ce qu’il fait. Quelques mois plus tard, le directeur du laboratoire reçoit des propositions irrésistibles : il quitte son poste et laisse notre chercheur en paix.
L’anecdote, aussi réelle que savoureuse, révèle les bienfaits de la reformulation d’un problème grâce à la pensée latérale.
Les techniques de créativité au service des managers (2) par Emmanuel Carré et Thierry Roques (6)
Synthèse :
Le tandem perception-investigation permet de baliser le cadre d'un problème donné. Celui-ci doit être formulé positivement et mobiliser durablement l'attention du groupe pendant la phase de résolution.
A cette fin, le processus d’investigation qui permet de définir la question peut reposer sur une logique déductive et arborescente (recherche d'une formulation par alternatives successives) ou créative (balayage organisé des enjeux associés au sujet en deux phases distinctes).
On peut notamment s’aider de la démarche générale de “ pensée latérale ” qui consiste à prendre le “ symétrique ” de la formulation naturelle ou initiale du problème. Dans les deux cas, le groupe ou l’individu donne un sens (signification et direction) au travail qu'il entreprend.
Présentation des auteurs :
Emmanuel Carré, (Doctorat Sc. Information et Comm., DEA SIC, DEA Sc Gestion, ESC Bordeaux) est aujourd'hui directeur pédagogique du groupe IGS, après avoir été pendant de nombreuses années Professeur au Département Information, Décision et Management, il a travaillé notamment sur le management d'équipe, la communication interpersonnelle et la créativité. Il a publié plusieurs ouvrages grand public sur ces différents thèmes. Il anime également un blog décalé sur les gros maux du management.
Les ouvrages d'Emmanuel Carré
Le blog décalé animé par Emmanuel Carré
Thierry Roques, (DEA Sc Gestion, IEP Bordeaux) est professeur au Département Affaires et Développement International. Ses recherches portent sur le déploiement de stratégies internationales dans le domaine de la logistique, des achats et du transport. Il intervient également dans le développement international de Bordeaux Ecole de Management.
Bibliographie
Manuel de Recherche en Sciences Sociales, Raymond Quivy , Luc Van Campenhoudt , Editions Dunod, 2006, 256 pages.
La Leçon, Eugène Ionesco, Editions Gallimard, 1994, 131 pages.
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